FIFIB 2015

Il y a quelques mois j’ai reçu un mail réclamant la candidature d’étudiants européens faisant leur Erasmus en France, ou d’étudiants français ayant fait une expérience d’Erasmus, pour être membre du Jury Erasmus du Festival du Film Indépendant de Bordeaux. Revenant de Pologne, où j’ai vécu une année, et qui m’a permis de beaucoup voyager en Europe, j’ai postulé.

Le FIFIB est un jeune festival, vieux de trois ans, qui a pour but de promouvoir le « cinéma indépendant », ici défini comme la pleine liberté de création. 

Le Jury Erasmus était présidé par le réalisateur et scénariste argentin Santiago Amigorena, notamment célèbre pour ses collaborations avec Cédric Klapisch (il est notamment le scénariste du Péril Jeune).
Ce fut une rencontre très riche. Discuter avec quelqu’un de son envergure, auteur d’une trentaine de scénarios, réalisateur de trois films, était pour moi une grande chance.
Santiago est de plus quelqu’un de très ouvert et de gentil, de modeste mais avec une profonde connaissance du cinéma, une vraie pensée du cinéma, toujours prêt à la partager.

De gauche à droite : Valério Golino (présidente du Grand Jury), Ségolène (partie vivre un an en Allemagne), moi même (ayant vécu un an à Varsovie, Pologne), Santiago Amigorena, Pelin  (turque), Dimitra  (grecque)

 Plan du dossier : 
- Film d'ouverture : The Lobster 
- 1er film : Démon

- 2eme film : Les Filles au Moyen-Age

- 3eme film : A Peine j'Ouvre les Yeux 

- 4eme film : Paulina

- 5eme film : Ce Sentiment de l'Eté

- 6eme film : Nahid 

- Séance Versus : Eraserhead

- 7eme film : Bang Gang

- 8eme film : Android Dreams

- Palmarès

- Film de clôture : Marguerite et Julien 

- Bilan

 

Le FIFIB s’ouvrait par des discours des organisateurs, drôles et engagés, puis par le film Lobster du grec Yorgos Lanthimos, qui raconte l’histoire d’un homme qui sera transformé en animal de son choix (un homard) s’il ne trouve pas une femme dans un délai imparti. Je vous livre ici ma critique et analyse, elle contient toutefois un certain nombre de spoilers (malgré l’absurdité apparente du scénario)

 

Film d'ouverture : The Lobster 

Résumé FIFIB : « Dans un avenir peut être pas si lointain, tout célibataire est envoyé à l’Hôtel et à 45 jours pour trouver un conjoint sous peine d’être transformé en l’animal de son choix. L’un d’eux, David, devra choisir entre « la femme myope », « la femme sans cœur », ou « la femme de chambre ». Ou pas. Yorgos Lathimos aligne un casting de stars sans jamais perdre la saveur particulière de Canine ou Alps : une dissection des rapports hommes/femmes à l’humour surréaliste et grinçant. Pourquoi vouloir devenir un homard (« lobster ») ? le film à sa réponse tout à fait sensée ».

Ma critique (Attention SPOILERS) : 

S’il y a quelque chose de Quentin Dupieux dans la poésie absurde de The Lobster, le surréalisme est ici très conceptuel.

The Lobster décrit le passage d’une société traditionnelle (première partie) symbolisée par un hotêl-prison où les normes sont imposées de manière brutale, à une société post-moderne (deuxième partie) symbolisée par la forêt où règne l’individualisme et l’égoïsme absolu.

Ces deux sociétés tyranniques, toutes les deux aussi lénifiantes l’une que l’autre, où l’amour véritable, si seulement il existe, continuent de coexister.

 

Une des premières scènes est déjà brillante : envoyé dans cet hôtel où David (Colin Farrell, peu à son avantage, qui fait penser au Ryan Gosling dans Une fiancée pas comme les autres, un autre film sur les difficultés relationnelles) est dans l’obligation de trouver un/e partenaire s’il ne veut pas être transformé en bête (symbole du mépris absolu contre ceux qui se retrouvent seuls), à la question de savoir s’il veut rencontrer des femmes ou des hommes, il demande s’il est possible de se dire «bisexuel », on lui répond que cette option a été supprimée. Dans ce monde là, il ne s’agit pas de l’amour d’une personne, mais de perpétuer l’institution du couple traditionnel  présenté comme la norme absolue.
Le célibataire est atrocement culpabilisé, considéré comme un marginal et un pariât.
Alors que la frustration sexuelle est entretenue, la masturbation y est interdite, rappelant les vieilles théories emprunte de catholicisme d’il y a un siècle sur la dangerosité supposée des plaisirs solitaires. Celui qui s’y risque peut se voir obligé de se faire toaster la main dans un grille-pain.
Cette culpabilisation de celui qui vit dans la misère affective et sexuelle n’est pas sans rappeler la théorie du « libéralisme sexuel » de Michel Houellebecq, qui dans plusieurs de ses romans (Extension du domaine de la lutte, Les Particules Elémentaires), explique que le domaine de la lutte (entre les dominants et les dominés) s’est étendu jusqu’à la sexualité : avec en haut de la hiérarchie sociale ceux qui ont une sexualité épanouie (plusieurs partenaires, dotés d’un physique correspondant aux standards valorisés) et en bas ceux qui en sont réduits à la masturbation.
Les hommes de l’hôtel sont stimulés sexuellement sans qu’ils ne leur soient possible de jouir, il s’agit selon la direction de les aider à rencontrer des partenaires. Ici le désir sexuel, la frustration, remplacent l’amour, à l’époque de l’hyper-sexualisation de la société caractérisée par l’objectification permanente du corps féminin, cela fait sens.
Pourtant chacun comprend bien que loin de les aider, cette stimulation ne fait qu’aggraver leur situation et les humilier davantage.

 

L’institution du couple traditionnel est promue dans des mises en scènes grotesques auxquelles les habitants de l’hôtel sont obligés d’assister, jouées par des acteurs sans conviction, censées montrer l’intérêt de ce dernier. C’est ainsi qu’est mis en avant le bien-fait pour l’homme d’avoir une femme au cas où il avalerait un aliment de travers et manquerait de s’étouffer, ainsi que pour la femme d’avoir un homme pour qu’elle se figure que cela limite son risque de se faire agresser sexuellement par un inconnu dans la rue.

Le couple traditionnel a pour intérêt unique la protection mutuelle, mais il est manifeste que cette « protection » est inutile.

 

Yorgos Lathimos fait ici la satyre de l’inconsistance de la séduction et des discussions, qui sont toutes désincarnées, absolument contingentes, et sans fond, représentatives de l’anomie et de la brisure du lien social.

Une scène montre par exemple David essayer de séduire par une approche pour le moins ridicule : « tu as des beaux cheveux ». La femme lui répond alors « oui c’est vrai » et lui montre ses cheveux sous tous les angles pendant plusieurs minutes. « Que penses-tu des miens ? » demande alors David, « ils sont secs et tu auras surement de la calvitie ». On touche alors un autre thème cher à Michel Houellebecq : l’amenuisement du capital séduction liée à la dégradation du corps par le temps qui passe, et le culte du corps beau et jeune.
On fait reposer la faute du célibataire sur lui-même, alors même que la personne laide est atrocement désavantagée. Un des aspects les plus superficiels du couple est alors égratigné.

 

En effet dans l’hôtel, les relations humaines sont fondées sur des critères objectifs extrêmement futiles (ils sont tous les deux myopes, tous les deux sans cœur…). Sans ceux-là la relation est rendue impossible. C’est pourquoi beaucoup mentent : l’homme qui boite se casse régulièrement le nez pour rester compatible avec la femme qui saigne du nez, point commun factice avec lequel il la séduite. En bref, l’immense majorité des relations sont premièrement fondées sur des critères pitoyables, deuxièmement elles le sont avant tout sur le mensonge.
Nous sommes donc ici très loin de l’amour qui ne semble alors que déterminé par des critères sociaux : le besoin d’objectiver les causes du sentiment amoureux, c’est déjà ne pas croire au sentiment amoureux. Si l’on a besoin de voir les points communs de son partenaire pour l’aimer, c’est que c’est notre propre reflet que nous voyons en lui que nous aimons et probablement pas sa personne. A ce propos le psychanalyste Patrick Avrane explique que l’on se trompe régulièrement dans ce que nous appelons communément amour, souvent : « on aime un «morceau» de la personne, en quelque sorte, sa voix, ou le fait qu'il soit brun, grand, et cela réveille une familiarité qui ressemble à l'amour ; dans ces cas, la personne aura tendance à rechercher ces caractéristiques d'une histoire amoureuse à l'autre. On peut plus facilement s'en défaire car on partira rechercher ce «même genre de personne» dans une logique proche de la consommation », il oppose ce sentiment à « l’amour authentique », celui où " on n'arrive jamais à faire le tour de la personne aimée, on ne sait d'ailleurs pas précisément pourquoi on l'aime. On est en communion avec cette personne, on n'est plus soi-même mais on est aussi au plus profond de soi-même"
C’est avant tout eux-mêmes qu’ils trompent.

 

Une fois un couple constitué, ceux là peuvent retourner à la ville. Ville où David se rend clandestinement plus tard. Il doit alors feindre être en couple et montrer qu’il a intégré la conformation sociale. S’ensuit plusieurs scènes très très drôles ou ils parlent de leur vacances en Méditerranée, sur des îles grecques, et de leur travail dans « une grande entreprise », avec une description des plus grotesques : « c’est la plus grande entreprise, c’est vraiment une très grande entreprise, la meilleure entreprise », afin d’obtenir l’adhésion du cercle social dans lequel il est invité.

 

Poussant l’humour cruel toujours plus loin, lorsque le couple est mal en point, s’engueule trop, un enfant lui est proposé « ça arrange beaucoup de choses »…
Ce qui donne cette scène où après que David ait dénoncé l’imposture de l’homme qui boite et qui fait semblant de saigner du nez pour plaire à sa femme, leur enfant adoptif, voyant son cadre familial s’effondrer sous ses yeux, hurle à sa mère de tuer David en lui donnant son couteau de cuisine.
Même concevoir, censé être l’aboutissement le plus merveilleux de la relation amoureuse, est tourné en dérision comme le cache sexe des problèmes du couple.

 

Après l’hôtel, métaphore de la société traditionnelle dans lequel l’individu est sans cesse contraint de se conformer aux normes collectives, est présentée une seconde société qui conteste la première, et où l’individu individualiste et égoïste est la nouvelle norme qui doit à tout prix être respectée sous peine de sanctions.

La société des Solitaires, par laquelle David est recueilli après avoir fuit le centre, à défaut d’avoir pu trouver une femme qui lui convient, et pour éviter d’être ainsi transformé en animal, est une description désillusionnée de comment le capitalisme a détruit l’amour, un tableau triste de la solitude des êtres à l’époque post-moderne. Il est tout de suite prévenu : « tout flirt est interdit, même lors des soirées dansantes, d’où la musique électronique ». Ce qui donne lieu à cette scène extrêmement drôle où chacun danse seul dans la forêt son casque sur les oreilles, dans le silence le plus total. Cette tragi-comédie semble d’autant plus amère que ce type de boites de nuit existe déjà en France…

Ce culte du célibat, le mépris du couple, l’apologie permanente de l’égoïsme et de l’individualisme, sont effectivement très vivaces aujourd’hui et sont un totalitarisme tout aussi oppresseur que celui du couple traditionnel. A sa manière, le pourtant très provocateur Gaspar Noé, prenait aussi le contrepied de cette hégémonie culturelle dans son film d’amour, dit pornographique, Love (2015)

 

 

Dans ces deux sociétés, les amours sont détruits, dans la première c’est le couple institutionnel sans amour qui est promu, dans le second refuser la dictature de l’individualisme c’est risquer d’avoir les lèvres coupées à la lame de rasoir ou l’excision.

Le film est en cela particulièrement cynique et pessimiste puisque ces deux tyrannies, celle où aucune liberté n’est possible, l’autre où l’on doit soit même creuser sa tombe, sont toutes deux aussi destructrices pour la sincérité des relations humaines. L’amour n’a pas sa place dans ces deux extrêmes

 

L’amour est il possible ? Yorgos Lanthimos ne répond pas. Il laisse le doute planer. David ira-t-il jusqu’à se crever les yeux au couteau de cuisine par amour, qui prouverait son existence, tant ce sacrifice ne se ferait que pour l’Autre ? Mais si sa démarche est sincère, l’amour l’est-il s’il est obligé de se détruire pour pouvoir être dans la même situation que sa femme aveugle ?

 

Il semble néanmoins signifier que l’égoïsme domine le reste.
Dans une scène où les Solitaires (les hommes et les femmes vivant dans la forêt) envahissent l’hôtel, pour y détruire le couple traditionnel, un homme doit choisir si lui ou sa femme sera tué. Il argumente que c’est lui qui sera le mieux à même de survivre seul. Il est alors, pour ne pas être tué, contraint de tirer sur sa femme au revolver. Mais le pistolet est chargé à blanc…Les solitaires les laissent seuls dans cette situation. Cette scène, très gênante, n’est pas sans rappeler un autre film brillant sur la destruction du couple et de la cellule familiale : Snow Therapy (2014) de Ruben Ostlund. Snow Therapy raconte l’histoire d’une famille allant en vacances dans une station de ski. Un jour une avalanche s’approche dangereusement d’eux, à la dernière seconde, au moment où ils pensent qu’ils vont être ensevelis, le père part en courant laissant sa femme et ses enfants derrière lui…Problème : il ne s’agissait que d’une fausse alerte, il est alors obligé de revenir à la table où est restée sa famille… Le film montre l’éclatement du couple et de ceux qui gravitent autours de lui à partir de cet évènement.

Dans une deuxième scène, la femme myope (Rachel Weisz), amoureuse de David est punie de ses sentiments par une opération qui la rend aveugle. Elle hurle alors « pourquoi vous ne l’avez pas rendu aveugle, lui ? ».

Dans les deux cas, si amour il y a, il n’est jamais assez fort pour que l’autre passe avant soi.

 

Toutes ces réflexions, ces questionnements que The Lobster apportent, font de ce film une des œuvres les plus intéressantes faites sur l’amour depuis Un Amour de Swann de Marcel Proust et Le Choc Amoureux du psychosociologue Francesco Alberoni.

 

L’amitié (qui n’est peut être qu’une forme moins passionnelle de l’amour ?) n’est pas épargnée non plus. Après que « la femme qui saigne du nez » ait trouvé un mari dans l’hôtel, elle dit adieu à sa meilleure amie qui sera transformée en poney le lendemain, en l’informant « que bien sur elle se refera d’autres très bonnes amies dans les deux semaines qui viennent », mais qu’elle pensera à elle « souvent ».
Pour négocier des jours supplémentaires avant d’être transformé en animal, les clients de l’hôtel doivent aller dans la forêt pour chasser des Solitaires (la transgression de celui qui choisit sa condition de célibataire ne peut pas être acceptée). Dans ces circonstances, après son évasion, David se retrouve confronté à un de ses anciens camarades, l’homme qui zézaie (John C. Reilly), se déroule alors une scène pathétique où David tente, sans aucune conviction, de le convaincre de la profonde amitié qu’il lui porte pour essayer de survivre. Comme auparavant son amitié est purement intéressée.

 

 

Extrêmement drôle, aussi cynique qu’intelligent, brillamment mis en scène avec des moyens limités (très beaux ralentis notamment), The Lobster, qui a reçu le prix du jury de la 68eme édition du Festival de Cannes méritait sans doute davantage la Palme d’Or que Deephan

 

1er film : Démon 

Résumé FIFIB : Peter et Zaneta vont se marier dans la vieille maison familiale offerte par le père de la future épouse. Lors de travaux de terrassement dans le jardin, Peter exhume un squelette par accident. Cette découverte le hante jusqu’à la cérémonie, où son comportement devient de plus en plus étrange… Démon invoque une figure du folklore juif, le dybbuk, esprit possesseur, pour faire remonter à la surface les plaies mal cicatrisées de l’histoire polonaise. Du réalisme au cauchemar éveillé.

Ma critique (Attention SPOILERS) :

Revenant de Pologne, j’étais particulièrement curieux de voir ce film qui traite de manière nette de l’histoire et de l’âme tourmentée de ce pays.
Ce film, sa noirceur et son pessimisme ont pris une dimension encore plus particulière lorsque l’on a appris le suicide de son jeune réalisateur, Marcin Wrona, tout juste âgé d’une quarantaine d’années, pas même deux semaines avant la projection…

 

 

C’est avec ce film que l’existence du Jury Erasmus a, à titre personnel, pris sens. Mon expérience de la Pologne m’a aidé à saisir certains des enjeux du film. Au-delà des éléments culturels (le virilisme omniprésent, tous les hommes rasés sur les côtés du visage, les shots de vodka pure des heures durant, les chants et les danses…), le film est une bonne illustration d’une réalité que tout le monde peut éprouver en passant quelques jours en Pologne : si dans certains pays comme la France, la Seconde Guerre mondiale semble quand même loin, elle parait dater d’hier là-bas tant les plaies ne sont pas encore refermées.

Le démon ce sont les démons de l’histoire polonaise. Ce film traite de ce passé qui ne passe pas. C’est à vrai dire le thème de la majorité du cinéma polonais actuel.
C’était en tout cas celui d’ Ida de Pawel Pawlikowski qui a obtenu l’oscar du meilleur film en langue étrangère en 2013, et qui fit polémique dans le pays, par ceux qui ne veulent en aucun cas que le sujet de la collaboration soit abordée, qui pensent, comme les personnages du film de Wrona, que l’histoire ne doit plus être remuée.
C’est également le thème du film qui fut la plus grande réussite commerciale de 2014 en Pologne : Miasto 44 sur la destruction intégrale de la capitale, Varsovie, et du meurtre de masse de ses habitants par les nazis.

 

Le démon prend possession de Peter après qu’il ait accidentellement déterré des ossements. Cette insistance de tous à ne pas vouloir « déterrer les corps », c’est la volonté d’une grande partie des polonais à ne plus vouloir déterrer le passé, mais celui là continue de surgir de manière inopinée. L’Eglise catholique est symbolisée par le prêtre. Prêtre qui sait mais nie, qui veut fuir et contourner tout au long des évènements


Le film bénéficie d’une belle mise en scène qui rappelle certains des grands films du Dogme 95 : Festen de Thomas Vinteberg ou Melancholia de Lars Von Trier. Dans Festen ce sont les secrets enfouis d’une famille qui éclatent au grand jour, dans Démon ce sont ceux d’une nation.

Le fait que ce sujet soit sans cesse traité par les réalisateurs polonais prouve combien ce pays est encore traumatisé.


En Pologne, la mort enfouie imprègne chaque ville. A Varsovie, derrière les bâtisses soviétiques et les grattes ciels ultra-capitalistes, on devine l’anéantissement de la ville et de ses habitants qui a permis leur érection.

Cracovie ne peut faire autrement que de vivre dans l’ombre oppressante du camp d’extermination d’Auschwitz, industrie du meurtre située à quelques kilomètres de la ville…
A Lublin, autrefois « Jérusalem polonaise », il n’y a plus de juifs…

Ce démon qui parle yiddish c’est cela, l’extermination des juifs d’Europe, fantôme qui rôde toujours, quand bien même ou voudrait l’oublier.

Le choix du fantastique est sûrement le bon. Claude Lanzmann a peut être raison : la Shoah n’est surement pas représentable , elle dépasse de beaucoup ce qu’un esprit sain est capable de concevoir.
Le film d’épouvante a ses codes, parmi eux le hors champ est central : on ne montre pas directement ce qui fait peur, on lit la peur sur le visage de celui qui est face à l’objet inquiétant.
Le hors champ est en effet la seule façon de filmer l’indicible.

La musique stridente, contemporaine, qui n’est pas sans rappeler Penderecki (immense compositeur polonais, connu notamment pour l’utilisation de ses compositions dans le cinéma, par exemple dans Shining) exprime elle aussi  beaucoup de ce que la caméra ne peut pas montrer.


Mais on ne peut pas s’empêcher de penser que la pendaison du réalisateur pendant un festival dans la ville de Gdynia, rend le film tristement prémonitoire et change sa dimension. Portant sur les horreurs enfouies de l’histoire juive polonaise, le film transcende son sujet et atteint l’universel. Ces blessures cachées ce sont celles de tout un chacun. La pulsion de mort qui plane sur le film est confirmée à la fin : la seule échappatoire de Peter est l’annihilation de son être : il disparaît et avec lui toutes les traces de son existence…


Démon traite d’une manière belle et subtile, aidé d’un acteur principal de talent, d’un sujet extrêmement dur et sensible. Si son regretté réalisateur n’a pas pu vaincre ses démons, il est à espérer que la Pologne viendra à bout des siens…



2eme film : Les Filles au Moyen-Age 

Equipe du film : producteur au milieu, un des acteurs principaux à droite

 

Résumé FIFIB : « Bercés par le récit d’un vieil homme érudit, des filles et des garçons d’aujourd’hui se retrouvent immergés dans le Moyen Age, dans la peau du Christ, de Jeanne d’Arc ou d’amants courtois. L’heure est à la libération des femmes. C’est la lecture inédite que Hubert Viel fait de cette époque. Ici récréée dans un superbe noir et blanc. Tourné avec des enfants, Les Filles au Moyen-âge est un conte loufoque et touché par la grâce, comme un Monty Python qui aurait la foi ». 

Ma critique : 

 

Monty Python, la référence est élogieuse. On n’est pourtant loin de trouver dans les Filles au Moyen Age le même degré de subversion…

 

En effet, malgré les objectifs affichés plutôt louables : « feministes » soit-disant, de rétablissement de la vérité sur le Moyen-Age, période qui, il est vrai, nourrit toutes sortes de fantasmes grotesques et d’idées reçues, le film apparaît en réalité comme extrêmement conservateur, voire réactionnaire.

Tout le film, conté par Michael Lonsdale, décrit la nostalgie du « bon vieux temps des cathédrales », de la vieille « France fille aînée de l’Eglise ». Il se conclut alors par l’habituel discours décliniste : la chapelle a été remplacée par la zone industrielle, la poésie par le Service Après Vente…

 

Et c’est bien le problème : loin de rétablir une quelconque vérité historique , ce cinéma intellectuel de droite, pourtant référencé (notamment sur cette vision cyclique du temps au Moyen-âge qui précède l’apparition de l’idée de Progrès), échoue sur tous les plans.

 

Etre féministe ce n’est pas seulement filmer des femmes. Etre féministe ce n’est pas essayer de convaincre que le patriarcat n’existe pas et n’a pas existé, que la domination masculine ne fut pas parce que les femmes dominaient aussi les hommes par leur pouvoir de séduction. On peut même le dire c’est absolument tout le contraire. Qui penserait une seule seconde que Jean-Marie Le Pen est féministe car, comme Hubert Viel, il fait l’apologie permanente de Jeanne d’Arc ?

Car on touche un autre point : l’histoire n’est pas faite que des grandes figures qu’elles soient masculines ou féminines, qui ne représentaient qu’une infime poignée de la population. Michael Lonsdale déclare à la fin du film qu’il aurait aimé vivre dans ce temps là, s’imaginant une vie de cours, mais il aurait tout aussi bien pu être un gueux. Mais ces gens là ne semblent pas intéresser Hubert Viel qui s’inscrit dans la vieille tradition du Roman national, qui est la dernière des façons de rétablir une vérité historique. Cette histoire « bataille », qui ne nous parle que de l’aristocratie en laissant derrière elle 99% de la population, qui provient de l’école « méthodique », a été balayé il y a déjà longtemps par l’école des Annales qui elle s’intéresse également aux structures sociales, à l’économie…

Un vrai film qui voudrait rétablir la vérité historique du Moyen-Age dans une visée féministe nous aurait surement parlé du travail de la femme paysanne et de ses différentes tentatives de révolte (et contrairement à ce qu’on peut penser ça ne serait probablement pas plus ennuyeux que les Filles au Moyen Age).

 

On reconnaîtra sans doute à Hubert Viel, citant le marxiste Miyazaki dans ses sources d’inspiration, sa bonne foi et on peut tout à fait penser que le message idéologique qu’il porte lui est tout à fait étranger et qu’il le fait de manière absolument inconsciente, toutefois c’est l’objet final qu’il s’agit de juger qu’il ait échappé à son auteur ou non.

 

Sur le plan formel le film qui choisit le noir et blanc apparaît aussi comme assez caricatural.

Heureusement l’humour est là pour compenser : on rigole plusieurs fois c’est bien ce qui sauve ce film…Mais le procédé devient vite très répétitif. Ce qui interroge sur le format long choisit par le réalisateur et la production : après 1h30, on sort avec la sensation qu’un format moyen ou court aurait été bien suffisant. Les Filles au Moyen Age est caractéristique de cette confusion qui peut parfois exister entre cinéma indépendant et cinéma amateur, et malgré quelques bonnes idées, la vérité est que l’on s’ennuie fermement.

 

Hubert Viel a déclaré avoir voulu faire un film au côté amateur assumé et avec un côté « spectacle de fin d’année de CM2 », oui mais…personne n’aime les films amateurs et les spectacles de fin d’année de CM2.

 

 

3eme film : A Peine J'Ouvre Les Yeux 

 

Résumé FIFIB : Farah vient d’avoir son bac et chante des textes engagés dans un groupe de rock. Mais dans la Tunisie d’avant la révolution, et dans le climat de menace latente des sbires du clan Ben Ali, ses parents préfèrent l’imaginer faire ses études en France pour devenir médecin…Un film gonflé à bloc de cette énergie adolescente, fougueuse, amoureuse, libre et révoltée qui a contribué à faire tomber une dictature.

 

Ma critique (Attention SPOILERS) :

 

A Peine j’Ouvre les Yeux a été pour moi une des plus grandes surprises du festival. Si on définit un chef d’œuvre comme un film qui réussit sur tous les plans, on peut objectivement dire que celui là en approche. Il est soutenu par de magnifiques acteurs, notamment l’actrice principale, et une bande originale tout aussi merveilleuse.

Avec une très belle photographie, A Peine J’Ouvre les Yeux filme la beauté et la dureté des amours adolescents.

 

Mais c’est également un film très politique : ici la rébellion intergénérationnelle, au sein de la famille, préfigure la révolte politique.
L’aspiration à la liberté de cette jeunesse qui étouffe affiche le besoin d’un « Mai 68 » tunisien, c’est-à-dire d’une émancipation allant des mœurs jusqu’à l’économique et au social.

Le film est également une ode à la Résistance : en ce qu’il ne tait pas ses difficultés, ses échecs probables mais montre sa beauté pour elle-même. C’est ce qui donne cette scène magnifique où Farah déclare un poème politique dans un bar qui tente alors de la censurer.

 

Politique le film l’est encore davantage dans sa seconde partie lorsqu’il aborde de manière très frontale le système de corruption et de répression. Pour faire décoller leur carrière les tunisiens sont contraints de rejoindre le Parti au pouvoir, et donc souvent de renier leurs idéaux. Pour que la police l’écoute et l’aide à retrouver sa fille, la mère de Farah est obligée de payer un officier. Le groupe de musique est lui infiltré par la police, suivi, ses membres sont frappés, intimidés et arrêtés. Farah n’est libérée que grâce à une connaissance influente de sa mère. La scène où Farah est torturée est d’une violence froide absolument saisissante.

 

Réalisée par une femme, A Peine J’ouvre Les Yeux, est, contrairement à deux autres films de la compétition qui pourraient s’afficher comme tels (Les Filles au Moyen Age et Paulina), un film authentiquement féministe. Leyla Bouzid montre différentes manifestations de la violence patriarcale : on voit à quels regards est confronté une femme qui rentre dans un bar rempli d’hommes, une mère prête à se prostituer auprès d’un petit notable corrompu pour défendre sa fille, fille qui est elle-même victime d’agressions sexuelles en raison des ses positions politiques et qui est forcée à entendre de quelle manière l’homme qu’elle aime ne parle d’elle que comme d’un objet au service de ses volontés sexuelles.

Le pessimisme soudain sur lequel le film se conclut surprend un petit peu (le père rejoint le parti, le groupe n’existe plus, le couple est brisé, et une part de Farah l’est également) : toutefois il a montré la beauté et le courage de la lutte pour la lutte, une forme de passage à l’âge adulte. La désillusion fait écho à celle qui a suivi la Révolution. Mais les éléments du possible sursaut sont encore là.

 

 

Projection en présence de la réalisatrice Leyla Bouzid (à droite)


4eme film : Paulina


Résumé FIFIB : Fidèle à ses convictions, Paulina renonce à une carrière d’avocate pour enseigner dans une région défavorisée d’Argentine, contre l’avis de son éminent juge de père et son petit ami. Confrontée à la violence du milieu, elle persiste dans son engagement jusqu’au point de rupture, chamboulant les certitudes de chacun en matière de justice. A travers le portrait d’une femme à la fois fragile et inaltérable, Paulina dit la nécessité de toujours réactualiser nos idéaux pour les réaffirmer.

 

Ma critique (Attention SPOILERS) : 


Si A Peine J’ouvre les Yeux a pour moi été une des vraies surprises du festival, Paulina à contrario a été une des déceptions. Déception car Santiago Mitre était également le scénariste d’Elefante Blanco, autre film qui traitait de l’engagement, que j’avais beaucoup apprécié et sur lequel j’avais écris également. 

 

Ici j’aurais trouvé ce portrait de femme uniquement vain si je n’y voyais pas en filigrane des idées étrangement réactionnaires.

Car la réflexion sur l’engagement est ici assez secondaire, et certaines des idées développées me semblent assez choquantes.

Paulina raconte donc l’histoire d’une bourgeoise gauchiste qui décide d’aller éduquer le petit peuple, petit peuple qu’elle découvrira rempli de violeurs, d’élèves haïssant l’éducation, de femmes d’une vulgarité sans nom… Agressée sexuellement elle décidera de « pousser son engagement jusqu’au bout » et de les innocenter par une forme de paternalisme qui donne la nausée. 
Sauf que non, la justice de classe n’est pas celle qui juge les violeurs. Car s’il est vrai, dans une certaine mesure, qu’un riche qui viole n’est pas jugé ou condamné de la même manière que le pauvre qui viole, il est faux, absurde et même dangereux de suggérer que le viol est déterminé socialement. Le viol existe, éventuellement sous des formes différentes, à toutes les strates de la société, dans toutes les classes sociales.
Il ne peut en aucun cas être expliqué (voire justifié !) par les rapports de domination et d’exploitations au sein de la structure sociale, processus qui ne sont d’ailleurs à aucun moment explicités dans le film, rendant son propos d’autant plus incohérent et abject.

Si le violeur viole parce qu’il est victime d’un système (ce qui est faux) il s’agirait de montrer duquel. Mais s’il veut traiter de l’engagement, engagé le film ne l’est pas, à part dans sa bêtise. Car il s’intéresse effectivement au violeur et à ses motifs mais d’une manière absolument incroyable.
Santiago Mitre va donc jusqu’à montrer ce qui pousse le violeur à commettre son crime et semble de fait à demi-mot le justifier. Amoureux d’une femme qu’il découvre en train de pratiquer une fellation à un autre homme dans une scène affligeante de vulgarité et caricaturale à outrance, il décide par son viol de se venger de la gente féminine qui lui a brisé le cœur. C’est surement l’explication du phénomène du viol le plus stupide qu’il m’ait été donné de voir.


De plus le propos sur la justice est lui aussi d’une faiblesse théorique tout à fait signifiante. Du moins celui qui est porté par le personnage de Paulina mais qui semble être celui de l’œuvre de son ensemble : Paulina décide que ses violeurs ne doivent pas être jugés parce qu’ils seraient avant tout jugés en tant que pauvres et non en tant que violeurs.
Mais une des bases de la compréhension de ce qu’est la justice, est que si évidemment le crime n’appartient pas à son auteur, il n’appartient pas non plus, pour des raisons presque aussi évidentes, à sa victime. Ce n’est pas à Paulina de décider de la grâce de ceux qui l’ont violée.

Si l’on fait abstraction du discours aux relents nauséabonds, que reste-t-il ? Le portrait d’une femme, relativement antipathique, qui agit selon des motifs qui ne regardent qu’elle. Mais on s’interroge vite sur l’intérêt et la portée de ce portrait…

Santiago Mitre semble en effet prendre un certain plaisir en rendant son film inconfortable de par les choix répétés de Paulina qui continue de faire cours à ses violeurs, décide de garder l’enfant engendré par le viol, d’aller rencontrer le père, de faire libérer les criminels…Toutefois si la provocation est bienvenue lorsqu’elle fait réfléchir et pose des problèmes, elle devient vite insupportable et complaisante lorsqu’elle n’a pas de sens.

 

Le fait que ce film ait été réalisé par des hommes, scénarisé par des hommes, a peut être à voir avec la grossièreté avec lequel il pose la problématique du viol, qui touche des centaines de millions de femmes.
Atteignant le degré zéro de la pensée politique contrairement à son but affiché, ne créant rien en terme de mise en scène et provoquant pour pas un sou, Paulina s’avère vite tourner à vide.


 

5eme film : Ce Sentiment de l’Eté

 

Résumé FIFIB : le décès d’un proche se répercute sur sa famille et ses proches de Berlin à New York en passant par Paris. Une onde choc internationale que chacun, amant ou sœur, absorbe à sa manière, pas forcément comme on le pense. Après Memory Lane, Mikhael Hers excelle encore dans ses portraits de groupe aux sentiments contradictoires et aux fissures délicates, qui laissent malgré tout rentrer la lumière. Il donne, à parts égales, des rôles très forts et différents aux excellents Anders Dianelsen (Oslo 31 Aout), Judith Chemia (Camille Redouble) et Dounia Sichov (Memory Lane)

 

Ma critique : 


Portés par de très bons acteurs, Ce Sentiment de l’Eté traite de cette tragédie commune à tous qu’est le deuil.

 

Il l’exprime à travers trois villes, magnifiquement photographiées en 16 mm.


L’originalité du film tient en ce qu’il choisit l’été, considéré comme la saison joyeuse, pour y introduire sa promenade mélancolique. Mikhael Hers cherche à exploiter ce curieux contraste et à faire ressortir ce qu’il appelle «la violence pérenne de l’été ».


On ne peut qu’être touché par ce poème universel qui montre de manière émouvante la solitude des hommes et des femmes face à la souffrance.



Première mondiale en présence de l'équipe du film : producteur, actrice, et tout à droite Mikhael Hers (réalisateur)



6eme film : Nahid

 

Résumé FIFIB : Selon la tradition iranienne, la garde de l’enfant en cas de divorce revient automatiquement au père. Nahid, récemment séparée de son conjoint, a obtenu gain de cause et élève seul son fils de dix ans à l’unique condition de ne jamais se remarier. Mais sa rencontre avec un homme qu’elle aime et qui souhaite l’épouser remet en cause sa fragile situation. Porté par la remarquable performance de son actrice Sareh Bayat, Nahid met en lumière la condition méconnue des femmes divorcées en Iran à travers un portrait de femme complexe et bouleversant.

 

Ma critique :  


C’est la magie du cinéma que de nous confronter sans cesse à des univers dont nous ignorons tout, d’en saisir certains aspects, d’en comprendre certaines perceptions.
L’Iran est sans doute une des sociétés qui nourrit le plus de fantasmes, cette plongée dans la vie d’une femme iranienne divorcée avait donc tout pour être intéressante.

Ida Panahandeh nous montre l’oppression patriarcale dans une société traditionnelle en changement.

Celle-ci s’exprime de différentes manières : par le chantage à l’enfant du père, soutenu par la loi et la tradition qui préfèrent un père héroïnomane à une mère remariée, par l’obligation de faire des mariages temporaires pour Nahid pour fréquenter l’homme qu’elle aime, et par la violence physique (du mari, du frère…)



Si ce portrait de femme confronté à des choix cornéliens a son intérêt, la grande austérité (voulue) du film, notamment par la photographie grisâtre, sans couleur, qui exprime l’enfermement mental de Nahid (uniquement contrasté par l’achat d’un fauteuil rouge vif, symbole des prémisses d’une émancipation) et la lenteur du film, lui enlève de sa saveur.
Ce Sentiment de l’Eté filmait lui la mort, l’absence et le manque par des couleurs vives : filmer la rigidité d’une société n’oblige pas forcément à donner à son œuvre une esthétique trop sévère.

 

Si Nahid est porté par des acteurs doués et qu’il traite avec un talent certain d’un sujet méconnu, il ne parvient à aucun moment à le transcender et à vraiment transporter le spectateur. 



Séance Versus : Eraserhead


Résumé FIFIB : Henry Spencer est invité chez les parents de sa petie amie Mary X, dont il n’a pas eu de nouvelles depuis longtemps. Pendant le repas, il apprend qu’il est le père d’un enfant prématuré. Fruit de cinq années d’expérimentation, ce premier film devenu culte révèle le génie de David Lynch pour la création d’ambiances angoissantes et oniriques. Une matrice pour l’ensemble de ses films. Un diamant noir. 




Ma critique (Attention SPOILERS) : 


Le film nous était présenté par le réalisateur Saverio Constanzo , connu pour son très beau long-métrage La Solitude des Nombres Premiers, pour qui Lynch est une source d’inspiration certaine. Il nous a conseillé de comprendre ce film sous l’angle de la paternité. C’est ce que j’ai fais. Et le moins qu’on puisse dire c’est que cette œuvre qui se conclut par un infanticide n’en donne pas une image fort réjouissante… 



David Lynch est pour le moins habitué à la radicalité dans son art, elle prend ici une forme un peu différente que dans d’autres de ses films, avec une insistance cronenbergienne pour la matière organique, le sang, les mutations, la maladie. L’atmosphère baroque et grotesque rappelle elle les bons jours de l’oeuvre de Tim Burton.

Dans ce film à l’apparence, la structure et la symbolique d’un cauchemar, David Lynch exploite toutes les angoisses liées à la paternité , à commencer par la fécondation non désirée, symbolisée par ces énormes spermatozoïdes en ficelle tombant du ciel.

 

La paternité apparaît comme un paradis factice, dont Lynch nous fait part en confirmant son goût pour les intermèdes musicaux :

 


Que l’on retrouve quasiment toujours dans sa filmographie : 


Car en effet la musique a dans le cinéma de David Lynch, lui-même musicien, un rôle tout à fait particulier, notamment pour les ruptures de ton : l’angoisse et l’irréel peuvent provenir d’activités à l’apparence banale. Le jeu sur le son, avec l’oppressant capharnaüm industriel, est ici travaillé avec brio pour établir le sentiment d’enfermement dans lequel se trouve le personnage de Henry.


La frustration, même sexuelle, du personnage est ici mise en liaison avec l’enfant monstre. Cette frustration est illustrée par la voisine tentatrice aux postures très sensuelles. Quand il finit par se laisser séduire, « l’enfant » hurle alors qu’il assiste à l’acte.

Le couple est lui structuré par l’enfant : Henry épouse Mary X parce qu’elle a accouché de son enfant. Ce même couple est détruit par le petit monstre, par ses gémissements nocturnes permanents.


Une des autres peur que Lynch exacerbe est celle pour le père de voir son fils le remplacer, le dépasser : c’est ce qu’il montre par cette scène hallucinante où la tête d’Henry se décroche, roule sur le sol, pour laisser apparaître celle, hideuse, de sa progéniture.


Eraserhead, qui fut une source d’inspiration pour Shining de Stanley Kubrick , raconte dans une forme en apparence, mais en apparence seulement, déstructurée, déconstruite, un père brimé par l’existence de son fils. Il s’agit d’un bijou de cinéma tant les inventions sont légions, incroyable premier film. 



Erasearhead présenté par Saverio Constanzo

8eme film : Android Dreams

 

Résumé FIFIB : Tourné en 16mm et en format carré, Android Dreams est l’adaptation low-fi d’un roman de science-fiction, pas n’importe lequel : les androides rêvent-ils de moutons électriques de Philip K. Dick qui a inspiré Blade Runner. De là, deux façon de voir le film de Ion de Sosa à l’image de la duplicité des univers dickiens : thriller réaliste suivant un psychopathe ou/et film d’anticipation interrogeant l’humanité de ses personnages, même les plus « réels ». Un documentaire futuriste ou une science-fiction au présent, qui trouve un décor idéal avec la cité touristique de Benidorm.

 

Ma critique : 

 

Comment décrire Android Dreams ? Qu’en dire ?
On pourrait commencer par le présenter comme une œuvre à la croisée de Oncle Boonmee (celui qui se souvient de ses vies intérieures) de Apichatpong Weerasethakul, d’un film de Lynch et d’une vidéo amateur de vacances. Ce serait un peu vrai (lors d’une discussion avec Ion de Sosa il m’a confirmé la première référence, et le film est à vrai dire monté avec de nombreux films de sa famille) et un peu réducteur dans le même temps.

Je dois dire que j’ai plutôt apprécié cette expérience ultra-radicale de cinéma expérimental, cette tentative de créer quelque chose de jamais vu, d’imaginer une vision futuriste sans élément futuriste. Même si toutefois, il faut bien le dire, une heure (la durée du film) est suffisante.

Mais j’ai la sensation d’avoir peu de choses à en dire que ce serait comme lui enlever de sa saveur.

 

Ion de Sosa a décidé d’expliquer son film comme une représentation de la mort de la classe moyenne espagnole.

J’ai d’abord été dubitatif sur son choix d’inscrire autant son film dans le réel, au risque d’affaiblir sa portée.

 

Puis après avoir eu l’occasion, disons la chance, de discuter longuement avec lui, dans mon espagnol un peu approximatif il faut bien le dire, j’ai mieux compris sa démarche. Ion de Sosa avec qui la discussion politique fut de très bon niveau, porte un regard extrêmement pessimiste sur l’état de déliquescence de l’Espagne contemporaine, pour lui l’espoir est mort (c’est le rôle du psychopathe) et le cinéma est sa façon de faire de la politique.

 

Si Android Dreams n’est très clairement pas pour tout public et comporte beaucoup d’imperfections, j’aurais toutefois tendance à le conseiller à ceux qui voudraient se confronter à une expérience radicalement différente et nouvelle.

 

Palmarès 


La remise des prix s’est déroulée dans une très belle salle du Méga CGR, très beau cinéma du centre-ville de Bordeaux. 


Jury Erasmus : Ségolène, Pelin, Anatole, Santiago Amigorena, Dimitra

Nous avons été invité sur scène pour annoncer notre choix. Nous avons d’abord décidé « de donner une motion au film Démon du regretté Marcin Wrona, film de genre très ambitieux, sur les démons que la Pologne peine à surmonter et sur les souffrances que chacun affrontent », puis comme une évidence, nous avons remis notre prix à A peine j’ouvre les yeux , magnifique ode à la résistance individuelle et collective. 

C’est Ce sentiment de l’été qui a gagné la compétition en remportant le Grand prix du Jury.
Si nous avons été surpris car nous étions absolument persuadés que notre prix ferait doublon avec celui du Grand Jury tant il était pour nous certain que le film de Leila Bouzid surpassait de loin tous les autres, Ce sentiment de l’Eté est un beau film, sensible, à la photographie très belle, sur un sujet grave. 

 

Film de clôture : Marguerite et Julien 

 

Résumé FIFIB : l’amour qui unit Julien et Marguerite depuis la plus tendre enfance se mue en grandissant en passion dévorante. Sauf que Julien et Marguerite sont frère et sœur. Leur aventure scandalise la société, et les deux amants sont obligés de prendre la fuite. Ecrit par Jean Gruault, scénariste de Truffaut à qui le film était destiné, ce conte de fées noir et moderne entretient surtout un lien de parenté avec Peau d’âne de Jacques Demy. Un film porté par une mise en scène fougueuse et par ses deux acteurs principaux, Jérémie Elkaïm et Anaïs Demoustier qui persiste – à raison – dans le registre des amours tragiques.

Ma critique (Attention SPOILERS)


Valérie Donzelli essaye avec Marguerite et Julien d’innover à partir du thème racinien classique de l’amour impossible, et il faut lui reconnaître qu’elle y arrive plutôt bien !

Il y a en effet quelque chose d’universel à cette manière de représenter l’amour comme transgression suprême, lui qui est toujours une névrose.
La réalisatrice réussit son pari extrêmement difficile de filmer l’inceste en le dépouillant du jugement moral, et sans pour autant donner à son film une tonalité malsaine, qui chercherait à mettre le spectateur mal à l’aise pendant toute la durée du long métrage.
L’inceste n’est finalement pas tant le sujet du film que son cadre.

 

Les objectifs de Valérie Donzelli peuvent sembler modestes, mais cette humilité est celle de la poésie : il s’agit de montrer l’amour. Et elle le fait merveilleusement bien, avec sa touche toute à elle, pleine d’inventivité et de trouvailles de mise en scène ultra-contemporaine, comme elle l’avait déjà fait dans son chef d’œuvre La Guerre est Déclarée :



Le film est porté par un duo d’acteurs touchants, parfaitement adapté pour exprimer cette tension amoureuse que décrit Julien en conclusion d’une de ses lettres : « Plus je lutte, plus je t’aime ».


On retiendra particulièrement cette très belle scène où Julien est arrêté et emmené en hélicoptère (oui au XVIIe siècle, les anachronismes sont une des agréables libertés artistiques du film) devant le regard impuissant de Marguerite, pendant que résonne Past, Present and Future de Shangri-Las.  

Que tirer de ce film ? Que l’amour est peut-être cette chose qui nous fait nous dire, au moment de se faire décapiter pour l’avoir vécu, « oui, ça valait le coup ».


Bilan

 

Cette expérience en tant que membre du Jury Erasmus du 3eme Festival International du Film Indépendant de Bordeaux, par les débats passionnés et passionnants qu’elle a suscité, les rencontres extrêmement riches qu’elle m’a fait faire et par les quelques très beaux films qu’elle m’a fait découvrir, fut pour moi une chance immense.

Elle m’a permit de confirmer mon envie de continuer à écrire sur le cinéma, avec plus de sérieux encore, de faire du cinéma d’une manière ou d’une autre (je réaliserai un court-métrage cette année) et, dans la mesure du possible, d’y orienter ma carrière professionnelle.

Pour toutes ces raisons je remercie très chaleureusement Erasmus + et le Festival, qui s’il le souhaite et est d’accord, saura me trouver parmi ses bénévoles l’année prochaine.

 



 

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Commentaires: 1
  • #1

    Agnès Boyer (jeudi, 29 octobre 2015 23:57)

    Ton blog est très bien construit, on arrive a se repérer facilement. Bravo pour ton travail d'écriture, de mise en mots et par là même ta volonté de comprendre et d'analyser.