De l'influence des conditions de production

L'analyse marxiste selon laquelle toute production artistique est en grande partie façonnée par ses conditions de production est quelque peu tombée en désuétude. Dénoncée à raison pour son réductionnisme, elle n'est pourtant pas dénuée de tout intérêt dans le cas de l'industrie cinématographique. Elle permet effectivement de rendre compte, dans une certaine mesure, du caractère inégal de la qualité de la production cinématographique au fil du temps. L'exemple du cinéma américain des années 1970-1990 est, à cet égard, très symptomatique.


A la fin des années 1960, l'industrie du cinéma américaine est exsangue. En 1950, 20,6 millions de spectateurs s'étaient rendus dans les salles de cinéma, un nombre déjà moins élevé qu'avant-guerre. En 1975, la fréquentation des salles est tombée à 4,6 millions de spectateurs. Au cours des années 1950 et 1960, Hollywood, jouissant de bénéfices confortables, s'est laissé aller à la facilité : alors que l'Europe commence à connaître la modernité cinématographique (Le Septième Sceau sort en 1957, Hiroshima mon amour en 1959,L'avventura en 1960), les studios américains multiplient les films standardisés à l'instar de La Mélodie du bonheur de Robert Wise (1965), comédie musical lénifiante et pleine de bons sentiments. A la fin des années 1960, les grandes majors hollywoodiennes (Paramount, Universal, MGM, la Fox) sont au bord de la faillite. Pour éviter la débâcle, elles doivent à tout prix parvenir à attirer à nouveau les spectateurs.Cette situation de crise va octroyer à la nouvelle génération de réalisateurs, la première à avoir fréquenté les universités de cinéma (celle de UCLA notamment), nourrie au cinéma européen, une liberté dont la précédente n'avait pas pu bénéficier. Cette jeune génération, à l'inverse des dirigeants vieillissants des studios, comprennent la société américaine des années 1970, son mouvement pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, l'émergence d'une nouvelle gauche américaine. Les majors se résolvent alors, à contrecœur, à déléguer une partie de leur pouvoir à ses réalisateurs qui, eux, semblent en phase avec les nouveaux goûts du public.

Alors que dans les années 1950 les réalisateurs qui refusaient de céder à la standardisation étaient marginalisés et condamnés à tourner leurs films dans des conditions déplorables (à l'instar du sublime Shadows de John Cassavetes, tourné avec un budget dérisoire et des acteurs non professionnels), ceux des années 1970 vont jouir d'un pouvoir dont jamais les réalisateurs n'avaient pu bénéficier. Pour la première, fois, ils obtiennent le final cut (ce sont eux qui ont le dernier mot concernant leurs films, les studios ne peuvent plus remonter les films à leur guise comme ils avaient l'habitude de le faire).

C'est le Bonny and Clyde d'Arthur Penn, film particulièrement violent pour l'époque, qui marque l'acte de naissance, en 1967, de ce que l'on appellera le Nouvel Hollywood. Suit toute une série de films exigeants et novateurs, qui mêlent la violence et les problématiques américaines de Bonny and Clyde, et le thème de l'aliénation propre au cinéma européen. Ces films, distribués par les grands studios, touchent un vaste public. De grands cinéastes émergent alors : Francis Coppola, Martin Scorsese, Peter Bodgdanovich, Michael Cimino... Les années 1970 sont donc une décennie faste pour le cinéma américain.  


 Le Septième Sceau (1957) de Bergman                  L'avventura (1960) d'Antonioni


L'effervescence, toutefois, ne durera qu'une décennie. L'immense succès commercial de films à grand spectacle (Les dents de la mer, Star Wars), consensuels et nettement moins politisés que ceux du début des années 1970, va renflouer les studios. Ces derniers dégagent des bénéfices plus importants que jamais et reprennent peu à peu leur pouvoir. Cela engendre un retour à la standardisation : Star Wars est ainsi décliné en trois épisodes. L'ère des suites et de la reproduction des recettes qui fonctionnent s'ouvre à Hollywod, au détriment des films novateurs et originaux. Les années 1980, années prospères pour l'industrie hollywoodienne, seront une décennie incomparablement moins intéressante, du point de vue artistique, que la précédente. Les films qui se démarquent par leur originalité son produits et distribués par des compagnies indépendantes new-yorkaise (Stranger than paradise ou Blood simple en 1984) et bénéficient d'une exposition bien moindre que les films de Scorsese dix ans auparavant.


 Star Wars 

 

Bien entendu, ce déclin artistique ne s'explique pas uniquement par la meilleure santé financière des studios hollywoodiens. Le nouveau climat politique qui s'installe aux États-Unis (l'avènement du reaganisme et des yuppies) y est également pour beaucoup. Toutefois, il est difficile d'expliquer ce phénomène sans évoquer, comme on vient de le faire brièvement, les conditions économiques de production des films.  

Pierre-Louis Poyau 

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