Le Vent se lève  : politique et universel 

 

A en croire Allociné, Le Vent se Lève est un film qui ne fait pas consensus : très apprécié par la critique (3,8/5), il l’est visiblement beaucoup moins par les spectateurs (2,1/5)… A Libre Cinéma nous soutenons pourtant que ce long-métrage qui a obtenu la palme d’or de la 59e édition du Festival de Cannes est un chef d’œuvre, car, grand film politique et historique, il porte également en lui une dimension universelle. 

Un grand film politique et historique

 

Historique, le film l’est par son didactisme et sa division plutôt claire en deux parties : avant le traité d’indépendance et après le traité d’indépendance, qui traitent chacune des différents enjeux de ces périodes.

 

Une des particularités de ce film qui évoque de manière engagée l’histoire irlandaise est qu’il a été réalisé…par un anglais ! Mais pas par n’importe quel anglais : Ken Loach est un marxiste assumé (membre du parti britannique rouge-vert RESPECT, acronyme de Respect-Egalité-Socialisme-Paix-Écologisme-Communauté-Trade-unionisme) , ami avec Olivier Besancenot, donc internationaliste. La lutte des paysans républicains socialistes contre l’oppression était un sujet pour lui.

 

Ken Loach commence par filmer les humiliations et agressions dont étaient victimes les irlandais par les anglais, et la dureté de cette jeunesse privée d’avenir. Mais si le film se déroule dans les années 1920, il ne s’agit pas à proprement parler d’un contexte nouveau… La longue histoire des barbaries anglaises à l’égard des irlandais commence au XII e siècle après la conquête de l’île par la couronne d’Angleterre.

C’est d’ailleurs bien ce qui est implicitement évoqué par le titre original du film : The Wind That Shakes The Barley, titre d’une ballade écrite par Robert Dwyer Joyce qui rend hommage à la rébellion irlandaise de 1798, elle-même inspirée de la révolution française, qui se solda par le massacre d’environ 30 000 patriotes irlandais. 

 

I sat within the valley green, I sat me with my true love

My sad heart strove the two between, the old love and the new love

The old for her, the new that made me think on Ireland dearly

While soft the wind blew down the glen and shook the golden barley

'Twas hard the woeful words to frame to break the ties that bound us

But harder still to bear the shame of foreign chains around us

And so I said, "The mountain glen I'll seek at morning early

And join the bold united men," while soft winds shake the barley

While sad I kissed away her tears, my fond arms round her flicking

When the foeman's shot burst on our ears from out the wildwood ringing

A bullet pierced my true love's side in life's young spring so early

And on my breast in blood she died while soft winds shook the barley

I bore her to some mountain stream, and many's the summer blossom

I placed with branches soft and green about her gore-stained bosom

I wept and kissed her clay-cold corpse then rushed o'er vale and valley

My vengeance on the foe to wreak while soft wind shook the barley

But blood for blood without remorse I've taken at Oulart Hollow

And laid my true love's clay cold corpse where I full soon may follow

As round her grave I wander drear, noon, night and morning early

With breaking heart when e'er I hear the wind that shakes the barley.

 

 

Traduction : 

Je me tenais assis dans la verte vallée, assis avec mon amour vrai

Et deux amours déchiraient mon cœur triste, l'ancien amour et le nouveau

L'ancien pour elle, et le nouveau, qui mettait l'Irlande au cœur de mes tendres pensées

Tandis que doucement, le vent soufflait dans la vallée et secouait l'orge doré

Il fut difficile de formuler les mots douloureux pour briser les liens qui nous unissaient

Mais plus difficile encor de supporter la honte des chaînes étrangères qui nous enserraient

Alors j'ai dit : "Dès l'aube, je gagnerai la vallée montagneuse

Et rejoindrai les vaillants hommes unis", tandis que des vents légers secouent l'orge

Alors que, triste, j'embrassais pour arrêter ses larmes, et que mes bras affectueux l'enlacaient en tremblant

L'explosion des rafales ennemies siffla à nos oreilles depuis les bois

Une balle transperça mon véritable amour à son côté, dans le jeune printemps de sa vie, si tôt

Et sur ma poitrine ensanglantée, elle mourut, tandis que des vents légers secouaient l'orge

Je l'ai portée jusqu'à un ruisseau de montagne, où se répandent les fleurs d'été

J'ai placé de douces et vertes branches sur sa poitrine tachée de sang

J'ai pleuré et embrassé son corps froid comme l'argile puis je me suis rué par les monts et les vaux

Pour assouvir ma vengeance sur l'ennemi, tandis que des vents légers secouaient l'orge

Mais c'est sans remors que j'ai pris sang pour sang à Oulart Hollow

Et j'ai couché le corps froid comme l'argile de mon véritable amour là où très bientôt je viendrai sûrement le rejoindre

Tandis qu'autour de sa tombe, j'erre, morne, la nuit, à l'aube et en plein midi

Et mon cœur se brise quand j'entends le bruit du vent qui secoue l'orge.


 

Ken Loach s’applique à montrer toutes les différentes formes brutales de la domination anglaise : à savoir les humiliations quotidiennes, comme forcer les irlandais à se mettre nu, les arrestations arbitraires comme après la résistance ordinaire d’un chauffeur de train refusant de faire transporter des anglais armés, les femmes qui sont battues, les représailles sur les familles, les meurtres gratuits comme celui d’un jeune de 17 ans battu à mort devant sa mère, la torture comme avec cette scène atroce où un des leaders de la Résistance a les ongles arrachés mais qui ne dit mot (qui n’est pas sans faire écho à une autre scène sublime d’un film rendant lui aussi hommage à la résistance de catholiques et de communistes, Rome Ville Ouverte de Rosselini…) ou encore ces jeunes anglais obligés à tuer des hommes de leur âge… 

Toute la bêtise de la haine religieuse est montrée par l’absurde détestation anti-catholique des protestants anglais qui contraste avec le courage des irlandais, certes profondément chrétiens, mais avant tout républicains.

Car pour les Irlandais l’enjeu est bien davantage politique et démocratique que religieux. C’est tout le paradoxe de l’impérialisme anglais, pays soi-disant libéral, qui nie la démocratie dans les pays qu’il a conquis : c’est ainsi qu’il censure les journaux irlandais et supprime le Parlement d’Irlande élu au suffrage universel.

La pensée des révolutionnaires irlandais est soigneusement explicitée : ils sont socialistes. La République qu’ils veulent instaurer n’est pas un régime neutre, il ne s’agit pas seulement de « remplacer un drapeau par un autre » mais bien de changer en profondeur le système politique et donc la structure économique. Comme le disait Jean Jaurès : « la République sera sociale, ou ne sera pas ».

L’IRA se bat pour l’indépendance mais cette indépendance a un contenu politique, si elle a une valeur en soi, elle est avant tout un moyen.

 

Ken Loach filme également les méthodes d’actions de la Résistance irlandaise à savoir  la guérilla, cette lutte artisanale où l’on obtient des armes en les volant à l’ennemi. La difficulté et les dilemmes moraux que posent la question de la résistance armée ne sont pas omis. Après avoir effectué une prise d’otage pour marchander la vie de leurs camarades condamnés à mort, négociation qui se solde par un échec, ils se voient obligés de tuer un de leur camarade qui a trahi en parlant. La dureté et les doutes de la résistance font écho à ceux des patriotes français pendant l’occupation allemande, qui étaient eux montrés dans le très beau film de Jean-Pierre Melville : l’Armée des Ombres.

 

Ken Loach nous parle aussi de la tension entre d’un côté l’indépendance de la justice, le socialisme réel et de l’autre les besoins de la guerre. Alors que les nouveaux tribunaux irlandais condamnent un propriétaire créancier abusant de sa position en extorquant une pauvre par la dette, il est finalement gracié par la résistance qui a besoin de son argent pour se financer. Finalement il est clair que le socialisme est conditionné par la souveraineté et que sans souveraineté pas de socialisme possible.

Toutefois on voit assez vite le danger qu’il y a de faire prévaloir la fin aux moyens car renoncer partiellement c’est bien souvent renoncer totalement. Cette scène anticipe les divergences à venir qui vont s’aggraver jusqu’à un point de non-retour après la signature du traité.

En décembre 1921 est signé le « Traité de Londres », qui aboutit à la naissance de « L’Irish Free State ». Toutefois ce traité est vite considéré par nombre d’irlandais comme un accord traitre, car il fait de l’Irlande un dominion au sein de l’empire britannique, le parlement irlandais doit prêter allégeance au roi (« nous n’avons pas de roi » crient ceux qui se sont battus pour une indépendance réelle en apprenant la nouvelle) et l’Irlande du Nord, une des parties les plus riches du pays, reste une possession anglaise.

Ce qui est plus gravement en jeu dans les renoncements et les compromis du traité c’est finalement le socialisme : « la priorité du bien être public sur le bien être privé ». L’indépendance relative du parlement irlandais ne suffira pas à un réel changement de structure économique. C’est là que le film entre dans une seconde partie qui traite du thème du processus révolutionnaire : la révolution est l’ouverture du champ des possibles.

Le consensus existe dans la partie destructrice de la Révolution mais pas dans sa fonction créatrice. La scission qui existe alors entre les courants colle plus ou moins avec celle assez classique entre les radicaux d’un côté, qui veulent poursuivre et approfondir la révolution, et les réformistes, ceux qui aiment souvent se considérer comme des « réalistes », de l’autre.

Dans cette opposition, l’Eglise catholique, qui joue un rôle clé dans l’identité nationale irlandaise, prend clairement partie en faveur des seconds. En effet si elle a tout intérêt à l’indépendance vis-à-vis de la monarchie protestante anglaise qui s’est traduit pendant des siècles par la négation de la liberté de culte des catholiques, elle en a beaucoup moins à l’instauration du socialisme : « Once again, with honourable exception, the Catholic Church sides with the rich ! » (« une fois de plus, avec des exceptions honorables, l’Eglise catholique se met du côté des riches » !) crie Damien (Cillian Murphy) au prêtre de sa paroisse qui menace d’excommunier ceux qui veulent aller jusqu’au bout de ce pourquoi ils se sont battus armes à la main.

 

Autant Ken Loach condamne sans ambiguïté l’injustifiable barbarie de l’Empire anglais, et soutient ouvertement la résistance jusqu’au-boutiste des socialistes irlandais, autant il semble montrer sans condamner le point de vue des républicains pro-traités.

Ces désaccords stratégiques sont en effet classiques dans les révolutions entre les réformistes qui veulent faire le socialisme plus tard quand la situation le permettra (et ne le font jamais…) et ceux qui veulent le socialisme aujourd’hui quand bien même la lutte est vouée à la perte (« the treaty does not express the will of the people, but the fear of the people »).

 

Au jour d’aujourd’hui le Parti Sinn Fein, le parti de l’indépendance, qui défend par ailleurs la réunification de l’île,  existe toujours. Ses députés siègent au Parlement européen au sein du groupe de la GUE/NGL où ils tentent cette fois de défendre l’indépendance de leur nation contre l’Europe du capital et de l’austérité. Attachés à la défense de la souveraineté des peuples opprimés, ils sont des défenseurs acharnés de la cause palestinienne. Toujours ruraux ils promeuvent une agriculture paysanne au cœur du développement économique local.

Une fois de plus l’Irlande souffre des privations imposées depuis l’étranger avec l’aide de ses capitalistes, une fois de plus le Sinn Fein pourrait être la solution.

 
Anatole

 

...et universel

 

Si le film de Ken Loach dépeint avec brio les contradictions et tensions inhérentes à tout mouvement révolutionnaire, s'il rend compte avec talent des circonstances de la guerre d'indépendance irlandaise puis de la guerre civile, il parvient également à se dégager de la contingence historique pour toucher à l'universel. Le réalisateur britannique met en effet en scène la vieille question, propre à la tragédie grecque, de la confrontation des légitimités. L'opposition de deux volontés, chacune animée de son principe de légitimité propre, est un motif caractéristique de la tragédie antique. Ainsi de l'Antigone de Sophocle. Dans la pièce du dramaturge grec, Polynice a tenté de prendre le pouvoir à Thèbes ; l'échec de cette rébellion lui a coûté la vie. Antigone, sa sœur, souhaite l'enterrer, comme l'exigent les coutumes religieuses. Créon, roi de Thèbes, se refuse à inhumer celui qui a violé les lois de la cité, garantes de la protection de l'intérêt général. Ce sont ici deux positions parfaitement légitimes (bien que reposant sur un principe de légitimité différent) qui s'opposent, et Sophocle ne tranche pas entre les deux. On retrouve un motif tout à fait similaire dans Le vent se lève. Teddy défend le compromis avec l'Angleterre afin de préserver l'unité de la nouvelle nation irlandaise et d'éviter des pertes humaines que ne manquerait pas d'occasionner une nouvelle confrontation avec l'armée britannique. Damien, quant à lui, défend les idéaux révolutionnaire du mouvement nationaliste irlandais : unité politique du pays, justice sociale... Les deux frères peuvent s'appuyer sur des motivations tout aussi légitimes l'une que l'autre, or il n'y a pas d'échappatoire heureuse à la confrontation de deux légitimités, surtout en temps de guerre. En ce sens, le film de Ken Loach ne pouvait se finir que, au sens originel du terme, tragiquement.

 

 

Pierre-Louis POYAU

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